"(...) Il faut être un snob recuit ou un organiste hongre (...) pour ne pas mettre Chopin dans la plus grande famille. Il a résisté à tout, aux institutrices de pensionnats, aux fausses notes de petites filles dans les quartiers aisés, aux quadragénaires adultères qui en repaissent leurs ardeurs dans les mélos de feu Bataille. Que la phtisie trop romantique et les feuilletons ne vous empêchent surtout pas d'aimer Chopin. Il est délicat, il est gracieux. Mais n'oubliez jamais qu'il est viril aussi. Pensez aux mazurkas, les taches rouges et blanches des courtes jupes qui volent, les menus pieds de jeunes filles qui frappent la cadence dans les petites bottes, et ces cambrures sur lesquelles on voudrait passer la main. Rien de plus féminin. Et pourtant cela est bien vu par un homme. C'est entendu, il y a des bacilles de Koch dans son art. Mais ils ont mis la suprême touche à son génie. Et quel pur classique ! Tous les Latins sont des bavards auprès de ce Lorrain né dans les steppes. Ses idées sont d'autant plus ravissantes qu'il n'y insiste jamais. Elles passent comme d'adorables femmes qu'on ne reverra pas. Il faudrait interdire qu'on jouât Chopin pendant vingt années, pour qu'on pût rêver à lui, et le retrouver avec un coeur tout neuf. Ce serait une pensée digne de ce maître de tous les raffinements."
Lucien Rebatet, Les deux Étendards, Gallimard, 1951, p. 354