jeudi 28 janvier 2010

Celui qui écrit ces mots enculera celui ...



"Pour participer à la vie de la cité, le citoyen doit être eleùtheros, "libre, sans contrainte". En effet, l'Athénien qui se prostitue et qui donc vend son autonomie ne peut plus prendre la parole au Conseil ou à l'Assemblée : s'il le fait, il est condamné à mort, ainsi que nous l'apprenons chez l'orateur Eschine. Comme l'a bien montré Michel Foucault, cette conception du citoyen entre surtout en conflit avec la pratique pédérastique, dans la mesure où celle-ci définit les deux amants en termes de domination et de soumission : futur citoyen, le garçon se soumet au plaisir du partenaire adulte. Ce qui risque de le disqualifier moralement, s'il ne fait pas preuve de retenue en s'identifiant à son rôle d'instrument. Car, par rapport au pédéraste, il est aussi instrumental que le lecteur par rapport au scripteur. Si bien que les Grecs ont pu penser la communication écrite dans les termes de la relation pédérastique, et cela dès l'inscription dorienne de Sicile (...) : celle-ci n'essaie rien moins qu'une définition de la nature du lire, l'une des premières que nous connaissions : "celui qui écrit ces mots enculera, pugìxei, celui qui en fait la lecture". Lire, c'est ici se trouver dans le rôle du partenaire passif, méprisé, tandis que le scripteur s'identifie au partenaire actif, dominant et valorisé. Le mépris du lecteur dont témoigne cette métaphore, qui n'est pas isolée, explique sans dote pourquoi on laissait volontiers la tâche de lire à un esclave. (...)"


Jesper Svenbro, " La Grèce archaïque et classique, l'invention de la lecture silencieuse", in Histoire de la lecture dans le monde occidental, Seuil, 2001 .

jeudi 21 janvier 2010

Seulement ... pour ... les fous




Comment les illuminés contemplent l'ordre avec respect. Comment ils aspirent au calme bourgeois, tout en sachant bel et bien combien ce calme là les tuerait.

Ou pourquoi Jean-Marie Le Pen est un punk.

Voici que j’ai passé devant l’araucaria. C’est au premier étage, devant la porte d’un appartement qui est sans doute encore plus parfaitement irréprochable et astiqué que les autres, car le palier rayonne d’un nettoyage surhumain; c’est un petit temple de l’ordre. Sur un parquet où l’on craint de mettre le pied, on voit deux jolies sellettes; chacune supporte un grand cache-pot; dans l’un une azalée, dans l’autre un araucaria. Celui-ci est de taille assez élevée, arbre-enfant droit et bien portant, d’une perfection absolue, et même la dernière extrémité de la dernière branche respire le grand lavage. De temps en temps, quand je sais qu’on ne m’observe pas, je fais de ce palier un temple; je m’assieds sur une marche au-dessus de l’araucaria, je me repose un peu et, les mains jointes, je contemple pieusement ce petit jardin de l’ordre, dont la méticulosité attendrissante et le ridicule solitaire, je ne sais pourquoi, m’empoignent l’âme. Je devine derrière ce palier, dans l’ombre sacrée de l’araucaria, un appartement plein d’acajou brillant, de bonne conduite, de santé, de levers matinaux, de devoirs accomplis, de fêtes de famille modérément joyeuses, de sorties endimanchées à l’église et de couchers de bonne heure.



Hermann Hesse, Le Loup des steppes, Calmann-Lévy, 1975 .