jeudi 28 janvier 2010

Celui qui écrit ces mots enculera celui ...



"Pour participer à la vie de la cité, le citoyen doit être eleùtheros, "libre, sans contrainte". En effet, l'Athénien qui se prostitue et qui donc vend son autonomie ne peut plus prendre la parole au Conseil ou à l'Assemblée : s'il le fait, il est condamné à mort, ainsi que nous l'apprenons chez l'orateur Eschine. Comme l'a bien montré Michel Foucault, cette conception du citoyen entre surtout en conflit avec la pratique pédérastique, dans la mesure où celle-ci définit les deux amants en termes de domination et de soumission : futur citoyen, le garçon se soumet au plaisir du partenaire adulte. Ce qui risque de le disqualifier moralement, s'il ne fait pas preuve de retenue en s'identifiant à son rôle d'instrument. Car, par rapport au pédéraste, il est aussi instrumental que le lecteur par rapport au scripteur. Si bien que les Grecs ont pu penser la communication écrite dans les termes de la relation pédérastique, et cela dès l'inscription dorienne de Sicile (...) : celle-ci n'essaie rien moins qu'une définition de la nature du lire, l'une des premières que nous connaissions : "celui qui écrit ces mots enculera, pugìxei, celui qui en fait la lecture". Lire, c'est ici se trouver dans le rôle du partenaire passif, méprisé, tandis que le scripteur s'identifie au partenaire actif, dominant et valorisé. Le mépris du lecteur dont témoigne cette métaphore, qui n'est pas isolée, explique sans dote pourquoi on laissait volontiers la tâche de lire à un esclave. (...)"


Jesper Svenbro, " La Grèce archaïque et classique, l'invention de la lecture silencieuse", in Histoire de la lecture dans le monde occidental, Seuil, 2001 .