lundi 17 janvier 2011

Le sang païen revient


L'honnête homme, pour croiser sans trop de remous dans la modernité moderne, aura toujours sur lui un exemplaire d'Une saison en enfer. Pour démultiplier les propriétés de l'ouvrage, en rendre plus puissants les effets, il apprendra par coeur quelques passages, de sorte qu'il puisse soutenir une conversation entière en ne faisant que citer son livre de poche. On lui demande l'heure ? Il répondra que les vins vont aux plages et comprenne qui peut.
Qu'il n'hésite pas par ailleurs à se procurer un revolver, au cas où.

Mais trêve de glose savante :

Me voici sur une plage armoricaine. Que les villes s'allument dans le soir. Ma journée est faite ; je quitte l'Europe. L'air marin brûlera mes poumons ; les climats perdus me tanneront. Nager, broyer l'herbe, chasser, fumer surtout ; boire des liqueurs fortes comme du métal bouillant, - comme faisaient ces chers ancêtres autour des feux.
Je reviendrai, avec des membres de fer, la peau sombre, l'oeil furieux : sur mon masque, on me jugera d'une race forte. J'aurai de l'or : je serai oisif et brutal. Les femmes soignent ces féroces infirmes retour des pays chauds. Je serai mêlé aux affaires politiques. Sauvé.
Maintenant je suis maudit, j'ai horreur de la patrie. Le meilleur, c'est un sommeil bien ivre, sur la grève.


Arthur Rimbaud, "Mauvais sang", in Une saison en enfer, Flammarion, 1989, p. 109 .